Violence conjugale : un nouveau rôle complexe pour l’employeur

12 octobre 2023
Par Mathieu Ste-Marie

Obligés légalement d’assurer la santé et la sécurité de leurs employés en télétravail, les employeurs doivent du même coup prévenir les situations de violence à la maison et intervenir au besoin. Ce nouveau rôle s’avère complexe compte tenu de la distance physique et du droit à la vie privée des travailleurs.

Devant la forte hausse du télétravail, Québec a adapté la Loi sur la santé et la sécurité du travail, à l’automne 2021, afin que celle-ci s’applique également aux télétravailleurs. Ainsi, l’employeur est désormais assujetti aux mêmes obligations tant pour le travailleur à distance que pour celui travaillant du bureau. Cette modification a entraîné la création d’un article de loi stipulant que « l’employeur doit prendre les mesures, lorsqu’il sait ou devrait raisonnablement savoir que la travailleuse ou le travailleur est exposé à une situation de violence conjugale, familiale ou à caractère sexuel sur les lieux de travail ».

 

En vertu de cet article de loi, l’employeur doit informer et sensibiliser ses employés à ce type de violence en plus de mettre en place une politique sur la violence ou un plan de sécurité individuel. Le dirigeant doit également s’assurer que l’organisation du travail et les méthodes utilisées pour l’accomplir sont sécuritaires et protègent la santé des travailleuses. « L’employeur a des obligations de prévention, notamment en formant ses employés. Il doit aussi prévoir un processus de divulgation pour amener les personnes à dénoncer », explique Marie-Hélène Jolicoeur, avocate spécialisée en droit du travail chez Lavery.

 

Marie-Hélène Jolicoeur, avocate spécialisée en droit du travail chez Lavery. Crédit : Lavery

 

L’avocate dit recevoir de nombreuses questions de la part des employeurs qui se demandent de quelle façon peuvent-ils bien protéger leurs employés qui travaillent à distance. « Ils me demandent ce qu’ils peuvent faire, car ils n’ont pas le contrôle sur le milieu de travail du télétravailleur. Ils se demandent jusqu’où ils peuvent aller. Ce n’est pas facile d’intervenir, surtout qu’ils doivent respecter la vie privée de leurs employés. Les entreprises marchent sur des oeufs et se demandent jusqu’où va leur rôle. »

 

Déceler les signes

Avant même d’intervenir, il faut déceler les signes indiquant que l’employé pourrait être victime d’une situation de violence à la maison. Cela est complexe et délicat pour l’employeur, qui ne peut pas se fier uniquement à la baisse de production du travailleur ou à ses absences répétées pour conclure à une situation de violence. Par exemple, le travailleur pourrait avoir des problèmes de consommation ou un problème de santé. Marie-Hélène Jolicoeur recommande aux employeurs de favoriser les rencontres en présentiel, notamment lors des formations sur la violence conjugale et familiale. « La personne pourrait poser des questions, s’ouvrir à ses collègues de travail. Les rencontres en personne sont un bon moment pour prendre le pouls des employés. »

 

Si l’employeur a des doutes sur une situation de violence conjugale ou familiale, il doit rencontrer l’employé et ouvrir la discussion tout en lui manifestant de la sensibilité et en faisant preuve de non-jugement. Dans le cas où le danger est imminent, la police doit évidemment être prévenue. « L’employeur peut aussi diriger le travailleur vers des ressources en violence conjugale qui offrent des lieux d’hébergement. Il peut également lui proposer de revenir travailler au bureau », explique-t-elle.

 

Créer des partenariats

Différentes solutions peuvent être mises en place par l’entreprise pour prévenir les situations de violence à la maison. Par exemple, des partenariats peuvent être créés avec des maisons d’hébergement, qui pourraient venir donner des formations en entreprise. « Des intervenants pourraient être disponibles pour rencontrer des employés (au bureau ou à la maison) et ces intervenants pourraient même former une personne des ressources humaines, par exemple, sur la violence conjugale et familiale », souligne Marie-Hélène Jolicoeur.

 

L’employeur peut aussi organiser des séances de clavardage et des rencontres en ligne, envoyer des infolettres ou réaliser des capsules vidéo informatives sur le sujet de la violence. « Il existe plusieurs outils pour agir en prévention. Les entreprises doivent trouver des façons d’innover. »

 

« Tout est à construire »

Si l’employeur n’a qu’une obligation de moyens, ses responsabilités vont peut-être s’accroître au cours des prochaines années. « Tout est à construire en matière de violence familiale. J’ai bien hâte de voir comment ce droit va se développer », indique Marie-Hélène Jolicoeur, ajoutant qu’il y a très peu de jurisprudence sur le sujet.

 

À l’heure actuelle, un employeur qui « devrait raisonnablement savoir » que son employé vivait une situation de violence conjugale ou familiale pourrait être poursuivi par son employé. « Un juge pourrait lui accorder des dommages moraux ou des remboursements de frais pour des consultations psychologiques. » Or, la notion « devrait raisonnablement savoir », comme indiqué dans l’article de loi, laisse place à différentes interprétations et suscite des inquiétudes de la part des employeurs.

 

D’ici les prochaines années, l’évolution du droit en la matière et la formation d’une jurisprudence permettront certainement aux employeurs de mieux cerner leur rôle dans ces situations de violence.